(Auto)portrait(s) doux-amer de la guerre aux années 2000, avec comme fil rouge des photos de famille, prétextes à digression sur des époques, des sensations, des espoirs et des attentes. L'adolescence d'une jeune fille dans les années 1950, mai 68, le mariage, la famille, les conventions, les enfants, Mitterand, les déceptions, les attentats, le temps...
Tant d'échos et de ressemblances avec du vécu, de moi ou de proches... Une belle et originale autobiographie (avec quelques passages "généalogiques").
Annie Ernaux, Les Années, Gallimard, 2008 (voir sur Wikipédia)
Dans la polyphonie bruyante des repas de fête, avant que surviennent les disputes et la fâcherie à mort, nous parvenait par bribes, entremelé à celui de la guerre, l’autre grand récit, celui des origines.
Des hommes et des femmes surgissaient, sans autre désignation parfois que leur titre de parenté, « père », « grand-père », « arrière-grand-mère », réduits à un trait de caractère, une anecdote drôle ou tragique, à la grippe espagnole, l’embolie ou le coup de pied de cheval qui les avaient emportés – des enfants qui n’avaient pas atteint notre âge, une cohorte de figures qu’on ne connaîtrait jamais. Se mettaient en place les fils d’une parenté difficiles à débrouiller durant des années jusqu’à ce qu’enfin on puisse délimiter correctement les « deux côtés » et séparer ceux qui nous sont quelque chose par le sang de ceux qui ne nous sont « rien ».
Récit familial et récit social c’est tout un. Les voix des convives délimitaient les espaces de la jeunesse : la campagne et les fermes où, de mémoire perdue, les hommes avaient été commis et les filles servantes, l’usine où tous s’étaient rencontrés, fréquentés, mariés, les petits commerces où avaient accédé les plus ambitieux. Elles dessinaient des histoires sans événements personnels autres que les naissances, les mariages et les deuils, sans voyages en dehors du régiment dans uner lointaine ville de garnison, des existences occupées par le travail, sa dureté et son usure, les menaces de la boisson.
[…]
Dans le grésillement du projecteur, se voir pour la première fois marcher, remuer les lèvres, rire muettement sur l’écran déplié dans le living, décontenançait. On s’étonnait de soi, de ses gestes. C’était une sensation neuve, sans doute analogue à celle des gens du XVIIIe siècle quand ils s’étaient vus dans un miroir, ou des arrière-grands-parents devant leur premier portrait en photo. On n’osait rien dire de son trouble, préférant regarder les autres parents, amis, sur l’écran, plus conformes à ce qu’ils étaient déjà pour nous. Entendre sa voix au magnétophone était encore plus terrible.
[…]
La généalogie s’emparait des gens. Ils allaient dans les mairies de leur région natale, collectionnaient les actes de naissance et de décès, fascinés et déçus devant des archives muettes où n’apparaissaient que des noms, des dates et des professions : Jacques-Napoléon Thuillier, né le 3 juillet 1807, journalier, Florestine-Pélagie Chevalier, tisserande. On s’attachait à des objets et des photos de famille, étonnés d’en avoir perdu sans chagrin dans les années soixante-dix quand ils nous manquaient tant aujourd’hui. On avait besoin de se « ressourcer ». De tous côtés montait l’exigence des « racines ».
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